Depuis quelques semaines, le Ladakh est en proie aux tensions frontalières qui agitent la Chine et l’Inde. Tous les ingrédients sont réunis pour un cocktail explosif : deux stratégies géopolitiques divergentes, un conflit frontalier irrésolu, l’arme atomique de part et d’autre, le tout sur fond de nationalisme prôné par deux dirigeants inflexibles.
Le 15 juin dernier, la vallée de Galawan dans le Ladakh, région himalayenne située à l’est du Cachemire et traversée par la frontalière sino-indienne, a été le théâtre d’un événement surréaliste. Soldats chinois et indiens se sont battus à coups de poings, de gourdins et de cailloux, pour un bilan lourd de vingt morts du côté indien. Le gouvernement chinois, pour sa part, a confirmé la mort de certains de ses militaires sans préciser le nombre de victimes. Ce mode d’affrontement archaïque, sans que ne soit tirée la moindre balle, peut surprendre d’autant qu’il opposait deux armées lourdement équipées. Il s’explique néanmoins par un usage instauré en 1975 entre les deux pays visant à réduire les possibilités d’escalade en bannissant l’utilisation d’armes à feu lors d’accrochages entre les deux pays. Précaution peut-être salvatrice dans le contexte actuel, tant le contentieux au Ladakh s’est alourdi ces dernières semaines, avec une multiplication des incidents entre armées, notamment le 5 mai dernier quand un heurt similaire avait causé des blessés de chaque côté.
Le litige frontalier sino-indien remonte au 19e siècle déjà lorsque la Grande-Bretagne, alors parrain régional, avait établi une première ligne de démarcation, puis une seconde en 1914 nommée ligne McMahon, sans qu’aucun tracé ne fasse l’unanimité. En 1962, le fragile équilibre vola en éclat à la suite d’une invasion chinoise provoquant une courte guerre entre les deux États. Le motif : un désaccord autour de l’Askai Chin, région revendiquée par New Delhi mais stratégiquement importante pour la Chine qui souhaitait se l’accaparer. Causant en un mois plus de mille morts du côté indien et près de huit cents du côté chinois, les combats ne s’arrêtèrent qu’à la faveur d’un cessez-le-feu favorable à la Chine, dessinant une nouvelle délimitation entre les deux pays: la Ligne de Contrôle Actuel, encore en vigueur aujourd’hui. Ce découpage n’apaisa pas les tensions frontalières qui, année après année, occasionnèrent contestations et accrochages sporadiques. Les récents événements font toutefois date par leur ampleur : c’est la première fois depuis quarante-cinq ans que coule le sang lors d’une confrontation entre les deux puissances, et il faut remonter jusqu’à la guerre de 1962 pour un bilan aussi meurtrier.
Longtemps resté latent, pourquoi ce conflit s’est-il réactivé ? Afin d’y voir plus clair, il est nécessaire d’explorer le contexte géopolitique actuel, en particulier la divergence d’ambition entre Beijing et New Delhi sur la scène internationale. D’un côté, nous avons l’Inde qui supporte mal l’expansionnisme chinois et le projet des nouvelles routes de la soie, que ce soit dans l’océan indien ou chez ses voisins au Sri Lanka, au Népal, au Bhoutan, ou pire encore, au Pakistan, son rival historique. Afin d’éviter que le voisin chinois ne continue d’empiéter sur ses intérêts, l’Inde se doit d’allier fermeté et intransigeance à sa frontière. De l’autre côté, il y a la Chine qui montre les muscles dans un climat international délétère, critiquée pour sa gestion de la crise du COVID-19 et pointée du doigt par Washington, avec qui les champs d’affrontement se multiplient. La posture agressive de Beijing au Ladakh, mais également à Hong Kong, à Taiwan ou en mer de Chine, s’explique par la volonté chinoise d’avancer ses pions en Asie, profitant de l’affaiblissement du camp occidental embourbé dans la crise sanitaire et divisé par les errances américaines. Ajoutons également à ces tensions le nationalisme cultivé par les dirigeants Xi Jinping et Narendra Modi, qui ont fait du rayonnement chinois et indien une priorité absolue, et dans cette optique il n’est pas question de céder face aux prétentions du voisin.
Ces contradictions stratégiques se sont matérialisées le long de la Ligne de Contrôle Actuel, point de friction historique entre les deux pays qui se sont lancés dans une escalade contrôlée, du moins en premier temps. Provocations rhétoriques et militaires se sont succédées, accompagnées par la construction d’infrastructures en territoires disputés, éléments qui ont raidi les deux camps. Le pugilat du 15 juin est à comprendre comme un dérapage inévitable car ni Chinois, ni Indiens, n’ont voulu courber l’échine. Vu les enjeux – les deux puissances sont nucléaires – il ne nous reste qu’à espérer une désescalade rapide qui n’interviendra qu’en présence d’un dialogue soutenu entre états-majors des deux pays. C’est d’ailleurs ce que laissent présager les annonces officielles. Mais combien de temps durera le répit face à une rupture qui semble inéluctable entre deux puissances aux intérêts antagonistes ?
Image de Rahul Venkatram provenant de flickr (libre de droits pour usage non-commercial).