A bas la Calotte!

Diplomacy & international actors

En matière de religion, l’irrévérence doit être de mise. L’autocensure serait contre-productive et ne ferait qu’engendrer un système international dans lequel la sensibilité religieuse servirait d’argument diplomatique. A cet égard, l’histoire de la France, récemment touchée par un attentat commis par des intégristes, illustre la place que doit occuper la religion sur la scène internationale : celle d’une affaire privée, qui doit supporter la critique.

Lors du débat organisé le 3 mars dernier par le foraus Fribourg[1] suite aux évènements de Charlie-Hebdo, un propos formulé par M. Hafid Ouardiri, directeur de la Fondation de l’Entre-Connaissance à Genève, a retenu mon attention. Cette position m’interpelle, car elle ignore un aspect fondamental de la culture politique française (que M. Ouardiri semble pourtant bien connaître) et induit une certaine philosophie concernant la place des religions dans les relations internationales. Contextualisons.

A moins d’être membre du fan-club de Jean-Marie (le diable se cache dans les détails), difficile de ne pas s’accorder sur les messages exprimés durant cette soirée : l’islam est une religion de paix, ses valeurs sont compatibles avec la démocratie et la liberté d’expression, aucun crime ne saurait être perpétré en son nom et la liberté d’expression ne doit pas céder devant les menaces de fanatiques.

Sur ce dernier point, M. Ouardiri part du postulat suivant : de manière générale, les musulmans seraient plutôt susceptibles, lorsqu’il est question de religion (à vrai dire, ils ne sont pas les seuls, mais ceci est une autre histoire). Face à cette sensibilité épidermique, il en appelle à un comportement responsable. A l’heure d’Internet, où la vidéo d’un lolcat fait le tour du monde en quelques minutes, il conviendrait de s’interroger sur les conséquences potentielles de nos messages avant de les diffuser. Si un dessin est susceptible de déclencher des émeutes à Niamey, ne devrais-je pas m’abstenir de le publier ? N’est-il pas de ma responsabilité de prévenir ces débordements par mon abstention ?

C’est là que le bât blesse. Pas une seule fois le mot n’a été prononcé durant la soirée. Pourtant, c’est bien d’autocensure que parle M. Ouardiri.

Attention ! Autocensure ne veut pas dire censure. La censure constitue une interdiction de publication ordonnée par l’autorité publique sur une base légale. L’autocensure, en revanche, résulte d’une démarche personnelle du producteur de contenu, qui, en son âme et conscient ou du fait de pressions réelles ou ressenties, refuse de publier un contenu particulier. En réponse à une question du public, M. Ouardiri s’est défendu de prôner une censure légale à l’encontre de la caricature du fait religieux, ce qui est tout à son honneur. Pour lui, c’est une affaire de responsabilité personnelle, autant que de respect envers la sensibilité religieuse d’autrui.

Malgré tout, cette autocensure me pose problème, car elle remet en cause un aspect essentiel de la culture politique française, à savoir l’irrévérence envers les religions. Car c’est bien de la France qu’il s’agit, lorsque l’on parle des caricatures de Charlie-Hebdo.

La société française actuelle repose sur l’idée que la religion ressortit au domaine privé et qu’elle n’a pas voix au chapitre dans les matières publiques. A la différence du droit pénal suisse, qui encadre et restreint les expressions désobligeantes à l’égard de la foi, le blasphème n’existe pas en France et aucune censure n’est prévue sur ce fondement.

Cette conception est le fruit d’une lutte de longue haleine contre l’ingérence de l’Eglise catholique dans la vie publique. Cela a commencé avec la loi organique du 30 octobre 1886, qui organisait la laïcisation du personnel des écoles publiques, et s’est achevé avec l’adoption de la fameuse loi de séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905. Toute l’histoire de la IIIème République a consisté à bouter le clergé hors des affaires publiques. Et, en tant que Français, je m’en félicite.

Dans les médias de l’époque, ce courant de pensées portait un nom : l’anticléricalisme. Il rassemblait des personnalités qui jugeaient l’Eglise rétrograde, voire néfaste. « A bas la calotte ! » était un de leurs slogans les plus connus. En 1908, un journal anticlérical, justement baptisé « La Calotte », n’hésitait pas à représenter un curé en train de faire la grosse commission sur un globe terrestre. Ceci vous donnera une idée de l’estime dans laquelle ils tenaient les ordres.

« L’action cléricale sur notre malheureuse planète », illustration du caricaturiste Asmodée dans le journal La Calotte (1908) (source : domaine public, Wikipédia).

C’était insultant au premier degré. Ces caricatures ont froissé la sensibilité et l’identité des citoyens français les plus fervents. Des troubles ont éclaté, comme en 1906. Mais, dans le même temps, cette irrévérence envers la religion a permis de questionner ces susceptibilités. Sans ces prises de position offensantes, à quoi ressemblerait la France d’aujourd’hui ? Aurait-on encore des congréganistes en guise d’enseignants ? Des crucifix dans les salles de classe ? Demanderait-on aux citoyens leur religion dans les formulaires fiscaux ? Bien des choses qui, sans doute, ne contrarient pas un Helvète, mais qui choquent assurément un esprit français.

Loin de moi l’idée de présenter le système français comme un modèle. La France est confrontée à des contradictions, à commencer par la législation sur le port du voile. Dans le même temps, le positionnement de certains politiciens comme Nicolas Sarkozy laisse songeur quant à l’avenir de la laïcité. Sans compter l’ingérence scandaleuse du Vatican lors de l’adoption de la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe.

Refuser de bousculer les susceptibilités religieuses, c’est les valider. C’est encourager la sclérose d’esprits trop fervents. C’est admettre, en filigrane, qu’il est normal de réagir avec violence et de porter atteinte aux personnes et au matériel, parce qu’une caricature a froissé nos sentiments. C’est admettre que le plus libéral d’entre nous doit céder devant le plus orthodoxe ou le plus conservateur.

Mais c’est aussi créer un instrument diplomatique déloyal et dangereux. C’est admettre que la démocratie doive se taire devant les abus de régimes totalitaires. L’affaire Wallström en constitue l’illustration. Lors d’un discours prononcé devant le Riksdag[2], la ministre suédoise des affaires étrangères, Margot Wallström, a dénoncé la condition féminine en Arabie saoudite et le traitement réservé à l’écrivain Raïf Badawi, condamné à un millier de coups de fouet pour apostasie et insulte à la religion d’Etat. Cette prise de position a été condamnée par l’Organisation de coopération islamique (OIC) au nom de la diversité culturelle, sociale et éthique[3]. Ou quand la lutte légitime contre l’islamophobie est dévoyée, voire compromise, afin de défendre un système dictatorial.

Face à ces arguties diplomatiques nauséabondes, la religion doit prendre dans les relations internationales la place qu’elle a trouvée dans la société française : celle d’un cheminement personnel. La religion ne saurait être considérée comme un instrument politique, surtout à l’encontre des valeurs démocratiques et des droits humains. Et s’il y a sur Terre des citoyens ou des politiciens pour réagir avec tant de véhémence face à un croquis ou à une ministre, alors il faut qu’à l’autre bout du spectre, existent des gens comme Charb pour titiller ces susceptibilités et les remettre en question, de fervents anticléricaux pour clamer de nouveau « A bas la calotte ! ».

 

[1] « Le monde musulman face au terrorisme et à la liberté de la presse ».

[2] Parlement suédois.

[3] OIC, “OIC expresses its reservations on the remarks made by Sweden’s foreign minister against Saudi Arabia”, http://www.oic-oci.org/oicv2/topic/?t_id=9867&ref=3915&lan=en&x_key=sweden, vu le 9 avril 2015.