Souveraineté numérique : Un défi stratégique pour la Suisse – Partie 1

La Suisse affirme vouloir renforcer son autonomie numérique, mais sa dépendance aux infrastructures étrangères reste profonde. À l’heure où le cloud et l’intelligence artificielle redessinent les rapports de force internationaux, le pays doit clarifier son ambition et mieux maîtriser ses choix technologiques.

Science et technologie

Le paysage numérique suisse dominé par les géants étrangers

« Les données suisses doivent rester en Suisse. » Le slogan d’Infomaniak ne relève pas seulement du marketing : il cristallise un malaise croissant face à la domination des géants américains du cloud. Malgré les annonces politiques et les stratégies fédérales ambitieuses, l’essentiel des infrastructures utilisées par les administrations, les hautes écoles et les entreprises helvétiques dépend encore de fournisseurs étrangers.

La stratégie « Suisse numérique 2025–2028 » pose des jalons importants : cybersécurité renforcée, gouvernance éthique des données, promotion de solutions nationales. Mais, sur le terrain, les marges de manœuvre restent limitées. Les outils de collaboration, de stockage ou d’analyse de données essentiels au fonctionnement de l’État proviennent toujours, pour la plupart, de Microsoft, Amazon ou Google.

Certains cantons (Genève, Vaud, Berne, Zurich) envisagent même de “dé-microsoftiser” leurs administrations, un chantier complexe et coûteux. Cependant, « Il est urgent que la Suisse reprenne le contrôle de ses données stratégiques », résumait récemment la conseillère nationale Judith Bellaïche (PVL). Dans les faits, sortir de cette dépendance se heurte à des coûts élevés, à des verrous techniques et à des résistances organisationnelles.

Une dépendance structurelle difficile à contourner

Cette dépendance pose un véritable dilemme. La Suisse souhaite préserver son autonomie numérique, mais son économie reste fortement intégrée aux écosystèmes internationaux des technologies de l’information. Sortir de cette dépendance n’est pas seulement une question technique : c’est un choix stratégique qui engage la place de la Suisse dans le nouvel échiquier numérique mondial.

Le contexte international renforce encore cette pression. Aux États-Unis, les appels à rapatrier les données sensibles témoignent d’un virage techno-nationaliste assumé. En Chine, l’État consolide un modèle d’Internet souverain, centralisé et contrôlé. Entre ces deux pôles, la Suisse et l’Europe cherchent encore une voie qui conjugue ouverture, innovation et indépendance, une quête rendue d’autant plus urgente que l’essor de l’intelligence artificielle accentue les asymétries de pouvoir. En effet, les modèles les plus performants restent dépendants d’infrastructures, de données et de financements concentrés entre quelques entreprises américaines, qu’il s’agisse des supercalculateurs d’Azure pour OpenAI, des plateformes d’AWS pour Anthropic ou des centres de calcul de Google et Meta.

Cette situation ne crée pas seulement une dépendance technologique ; elle pose aussi un problème démocratique. Lorsque l’État repose sur des outils développés à l’étranger, souvent opaques, il devient plus difficile de garantir la transparence, la sécurité et l’équité des technologies utilisées par les services publics.

Un décalage entre discours et pratiques

La Suisse se retrouve donc face à une contradiction qu’elle ne peut plus ignorer : elle défend, notamment à Genève, une gouvernance numérique responsable et multilatérale, tout en reposant massivement sur des infrastructures qu’elle ne contrôle pas. Cette incohérence menace d’affaiblir sa crédibilité internationale et limite sa capacité à influencer les normes émergentes en matière de données, de cloud ou d’intelligence artificielle.

Réduire cette dépendance ne signifie pas viser l’autarcie technologique. Il s’agit plutôt de définir ce qui constitue une infrastructure critique et d’identifier les domaines où la Suisse doit impérativement conserver une marge d’autonomie, que ce soit seule ou avec ses partenaires européens. Une évaluation transparente des risques liés aux fournisseurs étrangers serait un premier pas vers une vision plus cohérente. Parallèlement, un soutien plus affirmé aux entreprises suisses capables de proposer des alternatives crédibles, (dans le cloud, la cybersécurité ou l’IA) permettrait de renforcer la résilience nationale. Des entreprises technologiques suisses, qu’il s’agisse de spécialistes du cloud, de la cybersécurité ou de l’IA, comme Infomaniak, Exoscale ou Proton, montrent qu’un tissu industriel local diversifié existe déjà et gagnerait à être davantage soutenu.

La souveraineté numérique n’est pas un slogan, mais une condition de stabilité politique et économique. Pour rester maître de son destin numérique, la Suisse devra accepter un débat plus franc sur ses dépendances actuelles, définir une stratégie claire et investir dans des solutions qui renforcent son autonomie.  Un tel débat a d’ailleurs commencé à émerger, que ce soit dans certaines commissions parlementaires ou au travers de démarches comme la motion sur la création d’une infrastructure nationale d’identités électroniques fiables ou les discussions récurrentes autour de la gestion des données de santé dans le dossier électronique du patient. Cependant, il demeure encore partiel et inégal selon les acteurs concernés. À l’heure où le numérique devient un terrain de compétition géopolitique, l’indépendance helvétique se joue désormais aussi dans les serveurs.