Dans un contexte international marqué par la compétition technologique et la fragmentation numérique, la Suisse dispose d’un atout rare : sa capacité à concilier innovation, neutralité et coopération. Plutôt que de subir les rapports de force qui opposent les grandes puissances, elle peut jouer un rôle singulier en réinventant une souveraineté numérique adaptée à son ADN politique et institutionnel.
L’innovation locale comme levier de souveraineté
Alors que les géants américains dominent l’infrastructure mondiale du cloud, certains acteurs suisses démontrent qu’une autre voie est possible. Infomaniak, fleuron genevois du numérique, incarne cette alternative. Avec des solutions comme kDrive AI, l’entreprise propose des outils respectueux des normes suisses et hébergés exclusivement sur des serveurs locaux. Ce positionnement n’est pas seulement technologique : c’est un choix stratégique, presque politique, qui entend montrer qu’il est possible d’innover tout en garantissant une maîtrise totale des données.
Le succès d’Infomaniak illustre un point essentiel : la souveraineté numérique ne signifie pas isolationnisme. Elle peut être un moteur d’innovation, fondé sur la transparence, la confiance et la responsabilité. À l’heure où le débat sur la “décolonisation digitale” prend de l’ampleur en Europe, la PME romande prouve qu’un autre modèle est viable, sans dépendre des géants du numérique ni sacrifier la performance. Et si la Suisse réussit à soutenir davantage ces acteurs, elle pourrait devenir un laboratoire de solutions numériques de confiance.
Genève : une diplomatie technologique en pleine expansion
Le paradoxe est saillant : alors que la Suisse, comme tant d’autres, dépend encore largement de fournisseurs étrangers pour une partie de ses infrastructures numériques, Genève s’impose comme un centre mondial de gouvernance technologique. Organisations internationales, ONG, think tanks et acteurs académiques s’y croisent pour débattre de l’avenir du numérique, de l’éthique de l’IA ou de la gouvernance des données. Des institutions comme GESDA, le Forum sur la gouvernance de l’Internet, la DiploFoundation ou encore l’Union internationale des télécommunications tiennent à Genève un rôle central dans les discussions mondiales. Cette concentration rare d’acteurs donne à la Suisse une place unique : celle d’un médiateur du numérique, capable de rapprocher innovation privée, exigences démocratiques et intérêts géopolitiques divergents. Elle lui offre aussi l’occasion de renforcer sa voix dans les débats mondiaux sur la gouvernance numérique. La Suisse a d’ailleurs déjà assumé ce rôle de manière très concrète, notamment en facilitant les discussions du Groupe d’experts de haut niveau sur la coopération numérique du Secrétaire général de l’ONU, un processus qui a débouché sur la création de l’ONU Tech Envoy et qui a positionné Genève comme un lieu neutre où des acteurs aux intérêts souvent divergents ont pu trouver des convergences.
Vers une souveraineté collaborative
Plutôt que de chercher à tout internaliser, un objectif irréaliste pour un petit pays, la Suisse peut développer une souveraineté collaborative. Pour donner corps à cette souveraineté collaborative, la Suisse devra renforcer son soutien aux start-ups et PME locales du numérique, tout en développant des coopérations plus étroites avec l’Europe sur les standards et la régulation de l’intelligence artificielle, qu’il s’agisse de l’AI Act ou des European Data Spaces. Cette dynamique doit également s’accompagner d’une articulation plus claire entre la stratégie numérique suisse et les cadres européens, afin de positionner la Suisse comme un véritable pont entre innovation privée et régulation publique.
Enfin, une ouverture diplomatique plus affirmée permettrait au pays de partager son savoir-faire en matière d’éthique technologique et d’amplifier son rôle dans la gouvernance numérique internationale. Cette approche repose sur trois principes simples : la diversité des fournisseurs, la transparence des choix technologiques et la résilience des systèmes. Elle ne vise pas à se couper des acteurs internationaux, mais à garantir que les infrastructures critiques puissent reposer sur un écosystème pluraliste et de confiance.
Cette vision s’inscrit parfaitement dans la tradition helvétique de neutralité et de bons offices. La Suisse a longtemps construit son influence non pas par la puissance, mais par la capacité à créer des espaces de coopération. La neutralité technologique pourrait devenir une déclinaison contemporaine de cette attitude : promouvoir un numérique ouvert, respectueux des droits humains et des valeurs démocratiques, tout en préservant l’autonomie stratégique.
Une opportunité historique
La neutralité d’aujourd’hui ne se mesure plus sur un champ de bataille, mais dans les architectures invisibles du numérique. La souveraineté numérique ne doit pas être envisagée comme une protection défensive, mais comme une opportunité historique pour la Suisse. En combinant un écosystème d’innovation dynamique, un ancrage diplomatique unique et des valeurs fortes de neutralité, le pays peut incarner une troisième voie dans la gouvernance numérique mondiale. Il est toutefois essentiel de reconnaître que cette ambition s’inscrit dans un contexte contraint, marqué par la dépendance persistante aux infrastructures étrangères, par la fragmentation des politiques numériques nationales et par les ressources limitées qu’un petit pays peut mobiliser face aux géants technologiques.
Dans un monde profondément polarisé, cette posture n’est pas seulement souhaitable : elle devient une nécessité, la Suisse peut être l’un des rares acteurs capables de montrer qu’un numérique responsable, ouvert et souverain est possible. À condition que cette vision trouve un écho cohérent dans les politiques menées en Suisse et dans le rôle que le pays assume à Genève.