Etre élue parce qu’Isabelle Moret est femme ou parce qu’Ignazio Cassis est un Tessinois? La plupart des candidats rejettent cet argument car il relève du hasard de la naissance, et non de la compétence. Etre élue à la faveur de son genre ou de son lieu d’origine est une sorte de négation des compétences propres des candidats. Ils sont choisis, en quelques sortes, malgré eux. Il en résulte d’amusants exercices d’équilibrisme rhétorique.
Mais cette lecture repose sur un malentendu troublant. Le genre et la région d’origine sont certes le fruit du hasard, mais ils débouchent également sur un vécu particulier, des expériences particulières et des compétences particulières. Isabelle Moret est une femme et, à ce titre, elle a dû faire ses choix et exercé ses diverses activités dans la société telle qu’on la connaît aujourd’hui. Elle a donc un vécu de femme. Cela n’implique pas que toutes les femmes aient le même vécu (la discussion bat son plein aux Etats-Unis sur les différences notables entre le vécu d’une femme blanche et d’une femme noire par exemple), mais il y a certainement quelques vécus communs qu’on retrouve dans la majorité des cas.
Dans cette société, Isabelle Moret a fait des expériences particulières. Elle en raconte quelques unes dans les différents interviews du moment (par ex. son arrivée au Parlement vaudois à 28 ans dans l’émission «Pardonnez-moi»). Elle témoigne également de ses expériences de mère élevant seule ses deux enfants. Le passage de “femme” à «mère» doit être clairement distingué, au risque de retomber sinon dans le piège du “femme=mère”. Ces expériences, négatives comme positives, débouchent nécessairement sur le développement de compétences particulières. Les compétences « naturelles » qu’on attribue parfois aux femmes (empathie, sens de la communication, rejet de la violence) sont en fait des compétences acquises par le fait de vivre dans une société qui fonctionne selon des règles spécifiques. Une illustration : dans une entreprise, les femmes intériorisent très vite que la meilleure stratégie pour arriver à leur fin n’est pas de chercher à parler plus fort lors des séances, mais de s’effacer et de chercher des voies détournées de lobbying pour leurs idées. Pour arriver à un objectif similaire, hommes et femmes développent donc des compétences différentes qui répondent à des contraintes différentes (structurelles et individuelles). Ainsi, quand nous aurons levé les discriminations structurelles qui pèsent sur les femmes, ces compétences faussement naturelles vont évoluer car le vécu et l’expériences des femmes seront différents.
C’est à l’aune de ce trio (vécu, expériences, compétences) qu’Isabelle Moret peut prétendre représenter une majorité de la population. Elle les représente car elle a traversé des situations similaires et connaît de l’intérieur ces situations. A nouveau, elle a surtout vécu les situations d’une femme blanche avec un capital financier et humain très important. Mais il paraît plausible de dire qu’elle a vécu certaines des situations que la majorité des femmes connaissent.
Le genre est donc à la fois une donnée de naissance et une compétence. Ce malentendu explique pourquoi Isabelle Moret semble hésiter sur la question du genre et son utilisation dans le cadre de sa campagne (comme décrit ici par Michel Guillaume du Temps). Elle affirme que le genre ne devrait pas jouer de rôle (seules les compétences comptent), avant de souligner son « expérience de vie » de femme et de mère (émission «Pardonnez-moi»). Mais les deux ne sont pas en contradiction – tout à l’inverse même ! Elle devrait transformer cette expérience de vie en compétence-clef. Et Ignazio Cassis devrait faire de même avec son « italiénité ». Car oui, mais faut-il le préciser ?, des arguments similaires s’appliquent à la revendication du Tessinois.
Disclaimer : il y a quelques années, j’ai eu le plaisir de travailler comme assistant parlementaire pour Isabelle Moret. Ce texte doit plutôt être lu comme une contribution à une discussion qui dépasse l’élection du Conseil fédéral.
Dieser Beitrag ist ein Repost aus «Le Temps», vom 10.8.2017