Le juge étranger et son utilité

Völkerrecht

Les juges étrangers, les nouveaux mal-aimés déclarés de la prochaine législature, ne rendent étonnement pas que des jugements concernant des demandeurs d’asiles. Les victimes de l’amiante en savent quelque chose, eux qui s’étaient retrouvés désarmés face à un appareil parlementaire pas toujours très réactif. Petit tour d’horizon.

 

En 1962, Christian a débuté son apprentissage de monteur-mécanicien auprès d’une entreprise installée en Suisse. Bon employé, ce dernier se voit proposer un emploi à durée indéterminée à l’issue de sa formation. Christian travaillera plusieurs dizaines d’années au sein de cette même entreprise jusqu’à ce qu’en 2004, les médecins lui diagnostiquent un cancer de la plèvre. Il décèdera une année plus tard.

En arrière-plan de cette histoire se trouve cependant des dizaines d’autres, qui comme Christian, ont été victimes de l’usage de l’amiante. Utilisés largement dans les produits industriels et dans le domaine de la construction jusqu’à la fin des années 1990, leurs dangers étaient cependant déjà connus depuis les années 60.

Aux cotés de la tragédie humaine, se déroule une tragédie juridique qui a trouvé son épilogue avec un jugement de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CourEDH) rendu en mars 2014. En effet, en remettant en cause la comptabilité du délai de prescription prévu par le Code des obligations suisse avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), les juges de Strasbourg ont désavoué le Tribunal fédéral.Ce délai, fixé à 10 ans dès l’événement susceptible de causer la maladie, était impropre à garantir à cet citoyen, le droit d’avoir une procès équitable, compte tenu que les effets de la maladie ne s’était révélés que plusieurs dizaines d’années plus tard.

Ce jugement permet précisément de se rendre compte pourquoi la Suisse a adhéré il y a 40 ans à ce tribunal international et pourquoi elle devrait y demeurer et continuer à y apporter son plein soutien.

Une affaire symptomatique

Le système législatif suisse est simultanément unique au monde et tenant d’un système parlementaire traditionnel. Les institutions du référendum facultatif, obligatoire ainsi que celui de l’initiative populaire brise la frontière qui peut exister entre un système parlementaire fonctionnant parfois en vase clos et une volonté populaire qui peut s’avérer très cruelle pour les personnes ayant travaillé des mois ou des années sur certains dossiers.

Ce système, qui doit concilier ces deux caractéristiques à l’aide de compromissions, est donc fatalement atteint d’une lourdeur et d’une lenteur qui ne permet pas toujours une adaptation rapide et adéquate de la législation.

L’affaire de Christian en est symptomatique, alors que les effets néfastes de l’amiante sont connus depuis longtemps et que les délais de prescriptions sont remis en cause par les spécialistes du droit depuis de nombreuses années, l’adaptation de la loi est encore à ses balbutiements.

Une opportunité

A ce titre, la CourEDH est une opportunité. Cette dernière, en constatant la violation de la CEDH et en laissant les législateurs européens, dont suisses, libres quant aux moyens d’adapter leur législation, agit tel un projecteur, mettant en lumière les disfonctionnements et les solutions choquantes, facilitant de la même manière le compromis et accélérant une procédure législative parfois compliquée.

Les principaux détracteurs de cette cour n’auront de cesse que de contester la nature absolument étrangère de cette dernière, dans la mesure ou celle-ci est composée de 46 juges dont la majorité ne possède pas la nationalité suisse, et ne sont donc pas au fait des réalités locales. Mais l’argument tendant à contester sa crédibilité, du fait de l’influence étrangère néfaste qu’aurait cette dernière sur la délibération démocratique, tombe à faux. En effet, bien que souvent oublié, la CourEDH est toujours composé par au moins un juge de nationalité suisse. Par le passé, la Suisse a même eu le rare privilège d’en compter deux, en la personne des représentants de la Suisse et du Liechtenstein.

 

Les institutions parlementaires ne sont pas non plus imperméables vis-à-vis d’intérêts venant d’au-delà des frontières helvétiques. Certains récents développements médiatiques ont permis de révéler à nouveau que le lobbyisme est également une composante de la vie politique Suisse. Cette réalité n’est pas ignorée par les opposants à la CourEDH. Cette réalité n’est d’ailleurs pas non plus contestée lorsque celle-ci s’établit et se développe dans un certain cadre, dans la mesure où les relations entre représentants du peuple, membres de la société civile et représentants de l’économie peuvent s’avérer positifs pour le débat politique, pour la compétitivité économique du pays et y compris pour une meilleure protection des droits de l’homme.

Même vous

Quant à la volonté populaire, il est également difficile de la concevoir comme une expression pure, brute, dénuée d’influences d’origine étrangère. Cette volonté est formée au contact de nombreuses sources, dont certaines sont, à titre d’exemple, la presse étrangère qui relate des faits ne correspondant pas à la réalité économique, politique ou sociale helvétique.

Il est donc nécessaire de se concentrer sur le travail de la CourEDH plutôt que sur la nationalité de ses juges. Il est également important de reconnaître que la démocratie suisse, malgré ses nombreuses qualités, n’est pas exempte de défauts. Finalement, il est indispensable de se rappeler que n’importe quel citoyen domicilié en Suisse pourrait un jour être contraint de se rendre jusqu’à Strasbourg pour faire reconnaître qu’une décision de justice suisse viole, malgré elle, l’un de ses droits fondamentaux.

N’importe quel citoyen, même vous.