Anne-Juliette Bonzon – La Suisse dispose de l’un des plus vastes réseaux au monde d’accords bilatéraux de promotion et de protection des investissements (APPI), initié il y a cinquante ans dans le contexte de la décolonisation. Ces accords confèrent aux entreprises suisses établies à l’étranger une large protection contre les risques non commerciaux. Ils font toutefois l’objet de critiques du fait de leur aspect asymétrique, ne mettant aucune obligation à charge des investisseurs étrangers, notamment en matière de développement durable.
Les investissements directs d’entreprises suisses auprès de filiales à l’étranger se montent à près de 878 milliards de francs, ce qui fait de la Suisse le septième pays exportateur mondial de capitaux. Depuis les années 1960, la Suisse a entrepris la construction d’un vaste réseau d’accords bilatéraux ayant pour but de protéger les investissements effectués par des investisseurs ressortissants d’une des parties contractantes sur le territoire de l’autre partie, ainsi que de promouvoir les flux d’investissement entre la Suisse et ses cocontractants. À l’origine, la négociation de ces accords a été motivée par la nécessité de protéger les entreprises suisses des risques politiques auxquels elles s’exposaient à l’étranger, en particulier dans les pays en développement nouvellement décolonisés. Ces derniers n’offraient en effet pas toujours de garanties suffisantes en matière de libre transfert des fonds afférents à l’investissement étranger, d’expropriation ou de traitement non discriminatoire. À l’heure actuelle, la Suisse compte plus de 120 APPI, disposant du troisième plus vaste réseau d’accords de ce type au monde, derrière l’Allemagne et la Chine.
Un droit d’accès direct à l’arbitrage international
Outre des garanties matérielles, la majorité des APPI contiennent une clause d’arbitrage, qui règle les litiges relatifs à des investissements entre un Etat hôte et un investisseur étranger. Ce dernier peut choisir de porter le litige devant les tribunaux internes de son Etat hôte ou devant un tribunal arbitral international. Dans les autres domaines des relations économiques internationales, il est très peu usuel qu’une entreprise ait un tel accès direct à un tribunal international.
Le fait qu’il n’existe aucune institution centralisée en matière d’arbitrage d’investissement et que le nombre de procédures arbitrales ait fortement augmenté ces dernières années a conduit à une jurisprudence pour le moins hétérogène. Les tribunaux arbitraux, saisis sur la base d’un APPI, livrent en effet des interprétations parfois contradictoires au sujet de questions juridiques semblables. Font également débat les dommages et intérêts extrêmement élevés réclamés par les investisseurs dans le cadre de ces procédures d’arbitrage, ainsi que les honoraires des avocats.
La Suisse s’est très peu exprimée sur ces polémiques. Elle a au contraire entrepris de réviser ses APPI les plus anciens, qui ne contenaient initialement aucune clause d’arbitrage directe en faveur des investisseurs, de sorte qu’aujourd’hui la plupart des accords du réseau suisse offrent des droits procéduraux étendus aux investisseurs. Les droits matériels que les APPI confèrent aux investisseurs leur sont de même très favorables. Ces divers éléments, conjugués au fait que de nombreuses entreprises multinationales actives dans l’exploitation de matières premières ou dans des secteurs qui ne sont pas exploités en Suisse sont protégées par les APPI du fait de leur incorporation en Suisse, laissent à penser que davantage de litiges d’investissement avec une composante suisse vont survenir ces prochaines années.
L’exemple de l’affaire Philip Morris contre Uruguay
La procédure d’arbitrage actuellement pendante entre l’État uruguayen et la filiale qu’exploite dans ce pays l’entreprise Philip Morris, basée à Lausanne, illustre les conflits qui peuvent naître d’intérêts contradictoires de l’investisseur et de son Etat d’accueil. Suite aux restrictions récemment introduites dans la législation uruguayenne en matière d’étiquetage de paquets de cigarettes, Philip Morris a déposé une requête d’arbitrage international. L’entreprise suisse soutient que ces mesures législatives portent atteinte à son investissement en Uruguay et violent diverses dispositions de l’APPI signé en 1988 entre la Suisse et l’Uruguay.
L’asymétrie entre droits et obligations des investisseurs
Les dispositions matérielles et procédurales des APPI sont basées sur des considérations essentiellement économiques, visant à conférer une protection accrue aux investisseurs étrangers contre les risques non commerciaux. S’ils garantissent divers droits aux investisseurs, les APPI n’énoncent en revanche aucune obligation à leur charge. Sont notamment absents de ces accords des thèmes tels que le développement durable, la santé publique ou la protection de l’environnement. Si certaines voix s’élèvent contre l’inclusion de telles dispositions dans des accords de nature économique, estimant que ceux-ci y perdraient en cohérence, il apparaît pourtant adéquat d’intégrer ces problématiques dans les APPI suisses, ne serait-ce que dans le cadre de leur préambule. Ces questions sont indissociables de l’activité des entreprises multinationales. Il est en outre nécessaire que les tribunaux arbitraux appelés à trancher un litige d’investissement puissent s’appuyer sur des textes reflétant de la manière la plus claire possible la volonté des pays signataires.
Membre de Foraus, Anne–Juliette Bonzon vient d’achever une thèse de doctorat sur la pratique suisse en matière d’accords de promotion et de protection des investissements.
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