Vers l’introduction d’un registre public des bénéficiaires économiques en Suisse

Les tendances internationales à l’établissement d’un registre et à la publication de certaines informations relatives aux bénéficiaires économiques semblent pousser la Suisse à se conformer aux standards internationaux. Explications de la situation et des éventuels bénéfices d’un registre central et public.

Tout d’abord, qu’est-ce qu’un bénéficiaire économique, ou aussi dénommé ayant droit économique ? Selon le glossaire du GAFI de 2012, la notion de bénéficiaire économique englobe « la ou les personnes physiques qui en dernier lieu possèdent ou contrôlent un client et/ou la personne physique pour le compte de laquelle une opération est effectuée. Sont également comprises les personnes qui exercent en dernier lieu un contrôle effectif sur une personne morale ou une construction juridique ». Cette définition est à rapprocher de l’ayant droit économique, qui se retrouve notamment en droit suisse dans les dispositions pour la lutte contre le blanchiment d’argent (cf. art. 2a al.3 LBA) et en droit des sociétés, dans les dispositions inscrivant le devoir d’annonce pour les actionnaires des sociétés (notamment l’art. 697j CO).

 

La situation actuelle

Voir aussi : La situation des ayants droit économique en suisse

Les actionnaires d’une société se doivent de s’annoncer auprès celle-ci afin qu’elle puisse dresser une liste des ayants droits économiques (cf. art. 697j CO). La divulgation des informations ne constitue qu’une formalité administrative. Néanmoins, le système apparaît lacunaire et quelques peu opaque. En effet, qui peut vérifier de nos jours que les actionnaires se sont bien annoncés et ont bien révélés les ayants droits finaux et que les sociétés tiennent à ce jour des listes d’ayants droits effectifs ? Malgré tout, cette situation  découle d’un choix délibéré des Chambres fédérales, et ce depuis 2014 (FF 2014 642 et BO CN 2019 461) dans la discussion de la transposition des obligations Groupe d’Action Financière (GAFI). Le Législateur fédéral d’alors pensait que la simple tenue d’une liste non-publique par la société même suffisait (pour compléter : Le Temps, La Suisse moins invasive).

Par un étonnant hasard et d’une véritable fatalité, suite aux divers scandales des Panama et Luanda Papers, la pression internationale s’est tournée sur le maigre cadre réglementaire helvétique.

 

Les développements internationaux

Depuis 2014, plusieurs ensembles ou organismes internationaux se sont enquis de la question du bénéficiaire effectif et ont mis en place un cadre réglementaire plus conséquent, tant sur l’accès au public que sur l’efficacité de la lutte contre le blanchiment d’argent pour la mise en place d’un registre central.

Par exemple, l’Union européenne a mis en place dès 2018 un système de registre central et public, principalement dans un but de lutte contre le blanchiment, par l’adoption de la cinquième directive contre le blanchiment d’argent (cf. notamment les art. 30 et 31 de la Directive). Cette directive a donc dû être retransposée dans les législations internes des Etats membres (exemple français). Néanmoins, une décision du 22 novembre 2022 de la Cour de Justice de l’UE a déclaré illégale l’accès au grand public des données publiées sur le registre central européen, car portant atteinte à la vie privée (cf. Arrêt CJUE, pt. 38 et 39). A ce jour, il semblerait que le registre ne soit qu’accessible aux personnes habilités.

Le groupe d’action financière (GAFI), dont la Suisse est membre, a établi dès 2019 que l’établissement d’un registre central et public étaient une bonne voie pour lutter contre le blanchiment d’argent (Publication GAFI 2019). L’idée d’un registre central consiste à uniformiser et à simplifier les procédures pour les services administratifs et les sociétés. Quant à tenue publique de ce registre, il permet une consultation et une visibilité à la communauté civile.

Il ne semble dès lors pas étonnant, que pour donner suite aux pressions internationales, la Suisse semble prête à modifier sa législation pour éviter à nouveau des scandales sur sa réputation. Dans une conférence récente, Madame la Conseillère fédérale Karin Keller Sutter ouvrait la voie à l’instauration d’un registre central des ayants droits économiques, tout en incluant un devoir d’annonce auprès des avocats et notaires dans une modification des dispositions de la LBA.

“Le blanchiment d’argent est un risque pour la réputation de la place financière. Nous avons tout intérêt à réduire le plus possible la zone vulnérable.” Karin Keller Sutter

 

L’exemple étonnant du Royaume-Uni

Certes, le Royaume-Uni n’est plus membre de l’Union Européenne. Néanmoins, depuis 2016, a été mis en place un registre centralisé et public permettant la consultation par tout et chacun des bénéficiaires économiques des sociétés britanniques. Les retours sur cette mise en place furent très bénéfiques. En effet, le sondage de satisfaction du gouvernement britannique a permis de relever que le caractère central et public du registre permet une possibilité d’information plus étoffée offerte au consommateur (UK gov, sondage, p. 30). En outre, une autre étude de la part l’ONG « B Corp/B team » a démontré que les petites et moyennes sociétés bénéficiaient d’économies de coûts avec la mise en place d’un registre, plus particulièrement central (Bteam, rapport, p. 7ss).

L’utilité d’un registre central n’est pas le seul élément opportun. Le caractère public l’est tout autant, dès lors que la chute du blanchiment d’argent vous intéresse. À la suite de l’introduction du registre central et public en Grande-Bretagne, le gouvernement britannique a pu démontrer la chute des créations de sociétés sous la forme de « société en commandite écossaise ». En effet, le cadre réglementaire prévalant auparavant, soit sans registre notamment public, permettait un afflux d’argent aux origines troubles au travers du cadre réglementaire de ce type de société. Ainsi, l’introduction d’un registre public permet un effet dissuasif de possibilités de blanchiment d’argent.

D’une manière plus circonstanciée et pour donner un autre exemple, la tenue publique d’un registre des bénéficiaires économiques a permis de remonter le fil rouge de l’ayant droit économique responsable de l’explosion de la ville de Beyrouth en 2020, soit dans cette situation, une société géorgienne. Ainsi, la mise en place d’un registre public permet l’éveil et une meilleure recherche à but citoyen, ceci dans tout pays souhaitant permettre l’accès aux donnés des sociétés (pour aller plus loin : BBC,the inferno and the mystery ship ; et Open Ownership, Georgia).

 

Les avantages pour l’Administration

Pour donner suite aux succès du registre britannique, l’ONG Open Ownership a développé un rapport présentant les principaux avantages pour de futures mises en place de registre centralisé, et aussi public !

Pour les acteurs publics notamment, l’ONG a relevé la rapidité et la facilité d’accès permet une administration efficace, ainsi que des synergies avec d’autres domaines d’action. Quant aux particuliers, soit par exemple une PME et un consommateur, ceux-ci bénéficient d’un processus unifié et peu coûteux, amenant à une concurrence saine entre acteurs de différentes tailles (pour une PME), voire permet la réutilisation des données et un accès à l’information plus conséquent (pour un consommateur).

 

Conclusion

La publicité d’un registre des ayants droit économique comportent de nombreux avantages, que ce soit pour les gouvernements ou pour de simples particuliers.

Il est ainsi à espérer que l’Administration fédérale s’enquit de l’instauration d’un registre central pour parfaire au cadre international. Néanmoins, l’accès public aux données d’un tel registre se révélerait encore plus opportun pour la société civile.