Quels objectifs pour les sanctions contre la Russie ?

Ukraine

Peace & security

Ce blog a originellement été publié sur le blog du foraus “Diplofocus”, hébergé sur le site du Temps : Vers le blog original

Alors que les sanctions internationales sont devenues la principale réponse occidentale à l’invasion russe de l’Ukraine, Jan Lepeu, chercheur auprès du foraus et de l’Institut universitaire européen, revient sur la question de l’utilité et l’efficacité des sanctions internationales. 

de Jan Lepeu

L’agression russe de l’Ukraine a remis au centre du jeu diplomatique un instrument de plus en plus prisé par les démocraties occidentales, les sanctions internationales. Ce n’est pas exagérer que d’estimer que les sanctions prises contre la Russie sont d’une ampleur sans précédent. S’il existe des pays qui sont sous le coup de régimes de sanctions encore plus strictes (notamment la Corée du Nord et l’Iran), ainsi que des économies plus imposantes sanctionnées (notamment la Chine), l’imposition d’un régime de sanctions si conséquent contre un pays membre du G20 provoque une perturbation des flux économiques et financiers inédite. Et cela à la fois pour le pays sanctionné, les « sanctionneurs » et les pays-tiers. 

Les sanctions internationales et leurs usages. 

L’étude de l’histoire des sanctions internationales rappelle que les sanctions modernes sont nées de la transposition en temps de paix d’outils de guerre. En plus précisément d’un outil de ‘guerre totale’ comme elle se développe à partir du XIXe siècle. Ce niveau de sanctions est un outil indiscriminé touchant à la fois l’état russe, ainsi que les oligarques proches du pouvoir, mais aussi le pouvoir d’achat des ménages, et notamment l’accès à des biens de première nécessité. Ces mesures étant particulièrement douloureuses à la fois pour l’émetteur, mais aussi pour les populations civiles, se pose nécessairement la question de leur efficacité. Or c’est ici que les difficultés commencent. 

Le recours massif aux sanctions suite à l’invasion armée de l’Ukraine n’est pas particulièrement étonnant. Il découle d’un usage toujours plus fréquent de la part des puissances occidentales de sanctions dites « unilatérales », prises en dehors du cadre onusien. Or, dans un contexte d’agression militaire sur le continent européen et des limitations imposées sur l’utilisation d’outils militaires par le risque d’une escalade nucléaire, les sanctions sont apparues comme l’un des principaux leviers d’action. Levier pour faire quoi, cependant, la question reste ouverte, comme l’a encore prouvé la fin de la tournée européenne de Biden, entre cacophonie et rétropédalage à la suite de la déclaration du président américain selon laquelle Poutine n’avait pas vocation à rester au pouvoir.

Si les sanctions internationales ont souvent des motifs évidents (violations graves et répétées des droits de l’homme, usage d’armes chimiques, agression interétatique armée dans le cas présent), leurs objectifs sont souvent au mieux mal définis. Les militaires planifient leurs opérations en fonction d’une doctrine, une théorie de la victoire permettant de penser l’utilisation de leurs forces afin d’atteindre des objectifs bien définis. Dans l’usage des sanctions internationales, les états sont souvent beaucoup moins explicites. Or cette question est centrale pour comprendre quelles sanctions devraient être adoptées et surtout dans quelles conditions elles pourraient être levées. Dans le contexte de l’invasion russe, ces questions sous-tendent, bien que rarement explicitement, la plupart des débats sur le bien-fondé des sanctions prises et la pertinence d’en prendre des supplémentaires.  

 

Quelles fonctions pour les sanctions contre la Russie ?

Le premier rôle que les sanctions ont joué dans cette crise a peut-être été le plus clair : l’utilisation des sanctions, ou plutôt de la menace de sanctions, comme outil de dissuasion. Alors que la Fédération de Russie massait ses troupes autour de la frontière ukrainienne, l’Union européenne et les États-Unis préparaient des régimes de sanctions pour signaler qu’une attaque aurait un coût élevé, espérant ainsi décourager le Kremlin. Ce dernier a-t-il sous-estimé la détermination occidentale ou était-il simplement prêt à payer un tel prix ? Cela sera aux historiens de trancher, le fait est que cette utilisation des sanctions comme dissuasion a clairement échoué durant cette première phase. 

Cet objectif de dissuasion ne semble pourtant pas être entièrement abandonné. Plusieurs capitales européennes semblent vouloir garder des options pour durcir le dispositif si l’armée russe franchit de nouvelles lignes rouges, notamment l’utilisation d’armes chimiques.  Là encore, il s’agirait d’une logique de dissuasion, maniant la menace de sanctions plutôt que les sanctions en tant que telles. Cependant, un bon nombre de sanctions sont déjà en place et elles répondent à d’autres logiques. Ici, il est important de distinguer les effets économiques des effets politiques. Dans la plupart des cas, les effets économiques des sanctions ne sont qu’un moyen, les véritables objectifs étant politiques. 

L’idée est d’appliquer une pression sur certains groupes, ou la population en entier, pour que ces derniers provoquent le changement escompté. Encore faudrait-il savoir quel changement et au travers de quel mécanisme. On distingue habituellement soit un objectif de changement de politique par le pouvoir en place, soit directement un changement de régime. Transposé au cas russe, il s’agirait donc soit que le Kremlin mette de lui-même un terme à l’offensive, soit que le pouvoir de Poutine soit renversé. Or c’est là que l’ambiguïté des sanctions occidentales commence. Certains ont décrit l’objectif des sanctions comme étant de pousser le Kremlin à décider le retrait des troupes russes, alors que d’autres expliquent qu’elles visent à provoquer un soulèvement interne et la chute du gouvernement de Poutine. Ces deux objectifs semblent cependant au mieux présomptueux en l’état. Plus prosaïquement, on peut imaginer que ces sanctions auront principalement une fonction de monnaie d’échange le jour où les armes se tairont.   

Il se peut cependant que l’effet premier recherché soit économique : enrayer la machine de l’invasion russe. Dans ce cas-là, peu importe si la pression exercée sur les acteurs politiques fonctionne, c’est la capacité de l’état russe à financer l’effort de guerre qui est directement visée, et notamment sa capacité à payer ses soldats et leur matériel. C’est notamment la logique qui préside à l’embargo sur les armes et certaines technologies. Cet argument a été aussi utilisé pour demander d’étendre les sanctions aux exportations d’énergies fossiles russes, ces dernières alimentant directement les caisses de l’état russe. Cependant, là aussi, un tel raisonnement peut paraître ambitieux, du moins à court terme et la machine de guerre russe risque d’être limitée par le nombre de combattants et matériel disponibles avant de l’être par des considérations budgétaires. 

Finalement, il est possible que ces sanctions aient principalement des objectifs moins terre-à-terre et visent tout d’abord à défendre un certain nombre de règles et de principes. Tout d’abord, l’aspect émotionnel ne saurait être négligé, tant les décideurs politiques évoluent dans un environnement de demandes d’action émanant à la fois de leurs opinions publiques et de la diplomatie ukrainienne. Cependant réduire cela à une réponse émotive, voire ingénue, oblitère le fait que la vigueur d’une norme dépende de la volonté de la défendre. Ainsi laisser une violation si flagrante du principe de prohibition de l’emploi de la force impunie mettrait en doute encore davantage la tangibilité d’une telle norme et réduirait aussi sérieusement la crédibilité de l’Union européenne et les États-Unis comme acteurs régionaux. Plus concrètement, cela impactera l’appréciation de n’importe quel acteur tenté par une aventure similaire dans le futur, fût-il la Russie ou un autre. 

 

Ne sort-on de l’ambiguïté qu’à son détriment ?

Pour l’instant, il semble que les « sanctionneurs » soient heureux de poursuivre tous ces objectifs à la fois dans une certaine ambiguïté. Cependant plus le prix pour les économies occidentales sera lourd à payer, plus ces questions risqueront de devenir centrales dans le débat public. Les gouvernements risqueront alors de devoir apporter des réponses plus précises. 

Diplomatiquement aussi, le flou entourant les objectifs des sanctions devra être clarifié pour envisager leurs levers. Une résolution possible du conflit à ce stade serait un accord de paix entre Kiev et Moscou. Celui-ci pourrait entériner un démembrement encore accru de l’Ukraine et nécessiterait probablement la levée au moins partielle des sanctions occidentales. Il s’agirait alors d’un dilemme cornélien : accepter tacitement des gains territoriaux russes par la force ou conserver une position maximaliste au risque de prolonger le conflit. Les uns pourront argumenter que les sanctions ont joué leur rôle en forçant Poutine au compromis, alors que les autres diront que cela serait accepter non seulement qu’on puisse violer allégrement le principe de non-agression, mais aussi qu’on puisse en tirer bénéfice. Il serait alors probable alors que la cohésion du front occidentale s’en trouve ébranlée. L’ambiguïté actuelle permet de concilier les plus optimistes et les plus résignés, les plus maximalistes et les plus pragmatiques. Mais il est fort à parier que le temps les force à clarifier les stratégies à l’œuvre de part et d’autre.