Mesures d’accompagnement et travail détaché : quelles différences entre les systèmes suisse et européen ?

Europe

Dernière pomme de discorde dans les négociations entre la Suisse et l’UE sur l’accord institutionnel, les mesures d’accompagnement à la libre circulation des personnes font actuellement l’objet de discussions nourries en Suisse. La demande initiale des négociateurs européens serait leur abandon progressif au profit des règles européennes, et notamment des directives sur le travail détaché. En quoi ces dernières sont-elles différentes des mesures d’accompagnement ?

De quoi parle-t-on ?

La disposition du Conseil fédéral à entrer en matière sur les mesures d’accompagnement à la libre circulation des personnes (ci-après “FlaM”) a provoqué l’ire des syndicats, pour lesquels les FlaM constituent une ligne rouge non-négociable. Allant jusqu’à boycotter la séance du 9 août organisée sur la question par le gouvernement avec les partenaires sociaux et les cantons, les syndicats craignent qu’une réforme eurocompatible des FlaM affaiblisse le niveau de protection salariale en Suisse. Ils sont soutenus en ce sens par la Confédération européenne des syndicats. Or, c’est bien un alignement sur les règles européennes relatives au travail détaché que réclamerait l’UE. Jusqu’ici, ces règles n’ont été que peu mentionnées dans les débats suisses : en quoi sont-elles différentes des FlaM en matière de contrôle du travail détaché ? De quelle marge de manœuvre disposent les négociateurs pour préserver les spécificités suisses ?

Quelles mesures d’accompagnement suisses fâchent l’UE ?

Outre la “règle des 8 jours”, une demi-douzaine d’éléments des FlaM seraient au total contestés par l’UE au titre qu’ils seraient “disproportionnés” et “discriminatoires”. Deux autres mesures sur lesquelles ce billet se concentre sont l’obligation de verser une caution ainsi que l’intensité des contrôles effectués par les autorités suisses.

Quelles sont les mesures d’accompagnement établies par l’UE ?

La Directive 96/71/CE, qui réglemente la pratique du travail détaché, a été amendée il y a trois mois par la Directive (UE) 2018/957. La réforme consacre le principe “à travail égal, salaire égal, sur le même lieu de travail” et doit être appliquée au plus tard le 30 juillet 2020 dans toute l’UE. Sur le fond, l’UE et la Suisse partagent donc le même objectif. C’est bien sur la forme, et les moyens à disposition, que leurs positions divergent. Le texte-clé en la matière est la Directive 2014/67/UE, dite “d’exécution”, offrant une panoplie de mesures pour le contrôle du travail détaché. Adoptée en 2014, celle-ci continuera de s’appliquer en conjonction avec la directive de 2018. Un examen de ces “mesures d’accompagnement” de l’UE révèle que des instruments similaires aux FlaM sont prévus au niveau européen, même s’ils sont globalement plus faibles que leurs équivalents suisses.

Que prévoient ces mesures à la place des FlaM ?

La caution – Certaines conventions collectives de travail suisses (CCT) exigent le versement préalable d’une caution par l’entreprise afin de garantir le paiement d’éventuelles amendes. Au lieu d’une caution, les règles européennes établissent un système d’assistance administrative entre autorités de l’Etat destinataire et de l’Etat destinateur, considéré comme moins attentatoire à la libre circulation des services. Le système, de nature obligatoire, repose sur la reconnaissance mutuelle des décisions administratives et judiciaires des Etats membres (Dir. 2014, Art. 13-19). Si l’UE maintient sa demande de suppression de la caution, elle pourrait offrir un modèle identique aux négociateurs suisses, sous réserve que celui-ci respecte les exigences de la Suisse en matière de respect de sa souveraineté. Encore faudrait-il que ce système d’assistance administrative, tout récemment établi à l’échelle européenne, soit effectif.

L’intensité des contrôles – La possibilité de conduire des inspections est explicitement prévue par les règles européennes. Les décisions d’inspection doivent se fonder sur une “analyse des risques”. Néanmoins, les autorités doivent “[veiller] à ce que les inspections et les contrôles […] ne soient ni discriminatoires ni disproportionnées” (Dir. 2014, Art. 10). Que nous révèlent à cet égard les chiffres du Secrétariat d’Etat à l’Economie, synthétisés dans le tableau A ? Eu égard à la question de la discrimination, davantage de contrôles auprès des travailleurs détachés qu’auprès des employeurs suisses semble justifié dans les branches dépourvues de CCT ; pour autant que cette inégalité dans l’intensité des contrôles ne se fonde pas sur un critère de nationalité mais sur la base objective d’une “analyse de risques”, elle peut être conforme au droit de l’UE. La même chose ne peut pas être dite pour les branches couvertes par une CCT, où la présomption de discrimination semble a priori admissible. Eu égard à la question de la proportionnalité, les taux non-négligeables de sous-enchère salariale semblent indiquer que l’intensité des contrôles n’est pas disproportionnée. Au contraire, réduire l’intensité des contrôles de 30 à 3%, comme l’auraient demandé les négociateurs européens, risque d’affaiblir effectivement le dispositif de protection salariale.

La règle des 8 jours – Si le principe d’une obligation d’annonce est compatible avec les règles de l’UE, les entreprises peuvent le faire jusqu'”au plus tard au début de la prestation de services” (Dir. 2014, Art. 9§1a). Sur cet aspect, la pratique suisse des 8 jours diverge explicitement des règles européennes. Par le passé, l’UE a contraint certains Etats membres à renoncer à des dispositifs similaires au motif qu’ils sont discriminatoires. Par conséquent, toute solution créative côté suisse permettant de diminuer le délai d’annonce tout en assurant le même niveau de protection des salaires sera certainement la bienvenue sur la table des négociateurs.

Le bilan ?

Ces dernières années, la position de l’UE en matière de protection salariale et de contrôle du travail détaché a beaucoup évolué et s’est rapprochée de celle de la Suisse. En particulier, les principes envisagés sont souvent identiques. Les divergences résident plutôt dans l’intensité et la mise en œuvre de ces mesures : quel délai d’annonce, quelle fréquence d’inspections, quel système de sanctions… sont raisonnablement nécessaires pour concrétiser le principe “à travail égal, salaire égal sur le même lieu de travail” tout en minimisant les entraves à la libre circulation des services ? A cette fin, les négociateurs suisses peuvent mobiliser diverses données empiriques pour attester du caractère proportionné des FlaM, comme le suggèrent les chiffres relatifs aux inspections suisses. Enfin, si cette discussion a examiné le fonctionnement des mesures d’accompagnement sur le papier, les différences observées avec la pratique peuvent néanmoins être significatives. En cela, l’expérience et l’expertise des acteurs de terrain est indispensable pour estimer les effets véritables qui peuvent être attendus de telle ou telle mesure. C’est pourquoi la participation des partenaires sociaux, y compris des syndicats, est cruciale dans le processus de consultation en cours.

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