“La femme musulmane opprimée” : de l’arrogance du Premier Monde

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En octobre dernier, à la suite de plusieurs pays européens, l’interdiction de se dissimuler le visage est entrée en vigueur en Autriche. En Suisse, l’initiative “Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage” du comité d’Egerkingen a été déposée en septembre. Avec cette soi-disant interdiction de la burqa, les initiant-e-s ont pour but, selon eux, de libérer la femme musulmane. Le débat autour de l’interdiction de se dissimuler le visage est marqué par ce que le féminisme postcolonial appelle “l’arrogance du Premier Monde” ainsi que, par conséquent, la négation de toute souveraineté d’action de la femme musulmane voilée.

Ici l’Europe éclairée, émancipée, favorable aux femmes et aux homosexuels, là-bas l’Islam arriéré, hostile aux femmes et aux homosexuels. Ce mode d’argumentation, défini dans la théorie comme fémo-/homonationalisme [1] ou ethnosexisme [2], est incontournable dans le débat autour de l’interdiction du voile. Dans ce débat, “l’Ouest”, avec son “ordre social libéral et occidental”, est mis en scène comme un bastion des droits des femmes et des homosexuels qu’il faut préserver et défendre contre “les immigrants musulmans”. Ainsi, les femmes musulmanes doivent être libérées de leur burqa (lire : des hommes musulmans), en Suisse tout comme en Afghanistan. Pendant que la libération de la femme musulmane justifie la guerre là-bas depuis 2001, l’interdiction des minarets acceptée en 2009 ainsi que la proposition d’interdire la dissimulation du visage sont censées y veiller ici.

Dans le débat actuel autour de cette initiative populaire, on retrouve des alliances à première vue contradictoires. Dans le comité d’initiative, il y a des hommes âgés de l’UDC ; jusqu’ici, rien de nouveau. Mais il y aussi la féministe Julia Onken, qui s’est déjà prononcée en faveur de l’interdiction des minarets. Finalement, il y a des politiciennes et des politiciens de gauche et de droite, ainsi que des musulmanes, comme Saïda Keller-Messahli et Seyran Ateş, qui se prononcent également en faveur de l’interdiction de la burqa, au nom de la libération de la femme musulmane.

Pacte des sexes et ventriloquie

Des perspectives postcoloniales et intersectionnelles du féminisme comme celle de Gabriele Dietze sur l’ethnosexisme reprochent aux partisan-e-s féministes d’une interdiction de la burqa de conclure un “pacte des sexes” avec le “patriarcat local” : dans le débat public, la femme occidentale est mise en scène comme déjà émancipée – et renonce, en contrepartie, aux luttes fastidieuses pour la justice et l’égalité. Grâce à leur critique du “patriarcat oriental”, Julia Onken, Alice Schwarzer ou encore Élisabeth Badinter, jusqu’à présent des “spectres féministes”, deviennent des “expertes demandées”. Cependant, par cette mise en contraste avec “la femme orientale”, elles perdent leur capacité de gérer les conflits face à leur «propre» émancipation inachevée “chez nous”.

Cet accord de paix aux frais de la femme musulmane est bien sûr aussi une bonne affaire pour le “patriarcat local” : on se débarrasse de la “querelle des femmes” en la présentant exclusivement comme un problème du “patriarcat oriental”. En outre, la mise en scène de l’émancipation achevée de la femme occidentale constitue un signal bienvenu à l’attention des études de genre et queer: le but est accompli, vous pouvez plier bagage.

Des femmes comme Onken et Keller-Messahli jouent ainsi le rôle d'”expertes certifiées” qui argumentent “du point de vue des concernées”. On laisse parler ceux qui constituent prétendument des adversaires (les féministes) et des “autres” (les musulmanes) pour “mettre en avant leur propre image du monde”. L’omniprésence de ces voix dans les médias et dans le débat public montre en effet qu’il s’agit de “ventriloquie de la culture dominante”.

Souveraineté d’action refusée

Ce discours d’émancipation et “l’arrogance [sous-jacente] du Premier Monde” unissent des voix différentes en faveur de l’interdiction du voile. Cette arrogance refuse à toute femme portant le foulard ou le voile “la possession et l’exercice de souveraineté d’action” (agency). L’absence quasi totale, dans le débat public, de l’argument selon lequel on peut porter le voile par choix illustre tout à fait ce déni de liberté d’action. Selon le comité d’initiative, “aucun être humain libre ne dissimule son visage”. C’est avec bienveillance qu’on évoque la dissimulation comme une conséquence de la socialisation, voire avec présomption (ou justement : arrogance ) comme un “lavage de cerveau”.

L’idée que le voile puisse constituer l’expression d’une attitude autonome et mûrement réfléchie est en revanche inconcevable. Qu’il puisse même, comme illustré par Dietze, constituer une “critique incarnée de la sexualisation et de l’objectification du corps féminin” (voir dessin) ou encore une expression d’une “nouvelle féminité islamique” qui s’oppose en même temps “à la conception de la féminité traditionnelle” et à une définition d’une “féminité occidentale moderne, meilleure et mieux définie”, est inimaginable. Cette conception n’a aucune place dans la logique de “libérée (occidentale) contre opprimée (musulmane)”.

#IAmMyOwnGuardian

Peu après l’annonce de l’abrogation de la loi interdisant aux femmes de conduire en Arabie Saoudite, la militante des droits des femmes Manal al-Sharif avait déjà évoqué la prochaine revendication dans un tweet : avec le hashtag #IamMyOwnGuardian, les femmes saoudiennes s’opposent aux lois de gardiennage en vertu desquelles nombre de leurs activités dépendent de l’accord d’un gardien (guardian) masculin. Avec ce hashtag, les femmes tournent le dos à leurs “protecteurs” et revendiquent leur liberté d’action.

Il est plutôt ironique que ce soient précisément “des femmes saoudiennes” (lire: opprimées, car musulmanes) qui semblent le rappeler à “l’Occident émancipé” : lorsqu’il s’agit du corps, des vêtements et de l’apparence d’une femme, la décision ne revient ni au mari, ni au père, ni au comité d’Egerkingen, ni aux féministes occidentales ou musulmanes libérales, ni à la majorité démocratique – bref : à aucun “gardien” autoproclamé. #IAmMyOwnGuardian.

Version originale en allemand disponible ici.

[1] fémonationalisme : “la mise au service d’arguments féministes pour des positions racistes”, voir Sara Farris : Femonationalismus / Jasbir Puar : Homonationalism

[2] ethnosexisme : “une forme de culturalisation du sexe qui discrimine des personnes ethniquement marquées à cause de leur sexualité prétendument spéciale, problématique ou arriérée”, voir Gabriele Dietze : ethnosexisme